Isabelle Huppert et Louis Garrel se mettent à l’italien dans « Caravage » de Michele Placido

L'actrice Isabelle Huppert dans Caravage / Capture Bande Annonce

Le 28 décembre dernier est apparu à l’affiche un film italien sobrement intitulé « Caravage » (« L’ombra di Caravaggio » dans sa version originale), un biopic centré sur les dernières années du peintre baroque à la légende noire, qui a depuis longtemps séduit les foules et les amateurs d’art. Et surprise, au casting, on retrouve deux étoiles françaises, Isabelle Huppert et Louis Garrel, qui pour l’occasion ont même accepté de jouer leur rôle dans la langue de Dante.


Le Caravage selon Michele Placido : peintre de la misère urbaine et homme de violence

Fascinant virtuose du clair-obscur et du réalisme tourmenté des corps, Le Caravage (1571-1610) impose une patte nouvelle dans la peinture, une patte théâtrale, empreinte de violence et dénuée de concession dans la représentation de la misère. Chez lui, pas d’idéalisation, les pèlerins ont les pieds sales, les vieilles femmes sont édentées, les rides assombrissent tous les visages. Car ceux qu’il prend pour modèles ne sont pas de beaux jeunes aristocrates au teint frais ; ce sont de pauvres romains qui tiennent la pose contre une aumône, ce que met en scène le réalisateur tout au long du film. 

Mais si sa peinture est dure, Le Caravage fut aussi au quotidien un homme sombre et violent – un aspect de sa vie amplifié par le cinéma de Placido. Le peintre connut en effet à plusieurs reprises les bancs du tribunal de Rome, sa ville d’élection. Ennemi des peintres académiques, en premier lieu de Giovanni Baglione, ami des puissants, à qui il adressa des vers moqueurs, Le Caravage est encore fameux pour ses esclandres publics. Éternel bagarreur, son drame personnel culmine lorsqu’il tue un homme en duel à l’épée. Le peintre est alors condamné à la peine capitale par l’état pontifical, duquel il s’enfuit pour trouver protection à Naples puis à Malte. Le Caravage meurt en 1610, dans une barque le ramenant de Naples à Rome, où il avait été gracié pour son crime par le pape. 

La légende s’est emparée de cet artiste un peu trop prompt à dégainer l’épée, et Michele Placido se sert de tous les clichés qui lui sont associés, avec plus ou moins d’habileté. 

Prenant tour à tour le visage d’une âme pénitente, d’un voyou des bas-fonds, du père d’un mouvement pictural révolutionnaire, d’un homme doux et sensible, à la fois proche des roturiers et adulé par la noblesse et les ecclésiastiques romains, qui était vraiment Michelangelo Merisi, surnommé Le Caravage (du nom de sa ville natale) ? C’est la question que s’est posée Michele Placido pour offrir un long métrage centré sur les dernières années de la vie du peintre – les plus perturbantes. 

L’intrigue du film et son casting

Nous sommes en 1609, soit quatre ans après l’homicide dont le peintre s’est rendu coupable. L’Ombre, un personnage fictif incarné par l’excellent Louis Garrel, est une éminence grise dont le but est de retracer les heures cruciales de la vie du peintre en exil, afin de décider d’appliquer ou de lever la sentence de mort qui pèse sur lui. Usant d’un italien presque parfait, l’acteur français s’est totalement fondu dans le rôle austère qui lui a été confié. 

Isabelle Huppert, quant à elle, est Costanza Colonna, protectrice du Caravage, interrogée à de multiples reprises par un Garrel suspicieux. On peut regretter un rôle quelque peu terni par l’accent prononcé de la française, qui joue une marquise éperdue d’admiration pour le peintre, campé, quant à lui, par un Riccardo Scamarcio convaincant, tantôt enjôleur, tantôt franchement désagréable – un vrai caractère d’artiste ! Pour compléter le casting principal, le réalisateur a choisi de participer aux réjouissances en incarnant le cardinal Del Monte, amateur délicat et collectionneur majeur des tableaux du Caravage. 

Esprits libres dans une Rome bigote et corsetée, mondains amoureux de l’art sacrilège d’un bandit, partagés entre rigueur religieuse et admiration pour une oeuvre blasphématoire, c’est ainsi que l’on pourrait résumer l’orientation sensuelle et métaphysique de ces personnages troubles du film de Placido, qui met ainsi en avant les contradictions de la société de l’époque. 

Caravage, Philippe Néri, Giordano Bruno et Artemisia : des lumières dans l’obscurité ?

Les basses catégories sont elles aussi brossées à gros traits : miséreux de l’hospice de Saint Philippe Néri, maquereaux se mêlant aux fêtes de la bonne société, tous se meuvent dans un dédale de ruines et de voies boueuses, peuplées de silhouettes fantomatiques, de prostituées, d’artisans, de malades. Au détour des décors obscurs, on croise de grands noms de l’histoire italienne : le moine défroqué et scientifique Giordano Bruno qui moisit en prison, attendant son bûcher en place publique, ou encore Artemisia Gentileschi, peintre femme de renom et victime de viol, devenue l’une des nouvelles égéries du monde culturel à l’heure de MeToo. 

Placido a tenté, pour ressusciter les débuts du 17e siècle, de mettre en lumière ces personnages, peut-être encore méconnus du grand public, mais dont notre monde contemporain s’est emparé depuis quelques décennies pour en faire des modèles de libre pensée et de contestation géniale de l’autorité. Modèles au nombre desquels on ne peut soustraite l’incontournable Michelangelo Merisi, incarnation de la contradiction suprême de l’homme, façon Dom Juan, lui aussi coincé entre immoralité et spiritualité dévorante. 

Marie Cambas: